[Colloque] Biblioclasmes : destructions / créations
Le colloque “Biblioclasmes : destructions / créations”, organisé par Marine Le Bail et Benoît Tane, s’est tenu à l’Université Toulouse Jean Jaurès du 2 au 4 octobre 2024.
J’y ai proposé une communication intitulée “Performances biblioclastes : encorporer la poésie / incorporer le livre”, dont voici le résumé :
La performance biblioclaste manifestaire « Quant au livre de l’échec, quant à l’échec du livre » est présentée par Julien Blaine comme « un manifeste contre le livre tel qu’il était considéré à l’époque : unique support de l’écrit, inerte et intouchable… »[2] C’est donc bien, d’abord, un refus du livre, vécu comme espace contraignant pour la poésie, qui s’exprime ici, corrélatif d’une sortie du livre au profit de la mise en jeu du corps et de la voix du poète dans un espace donné, commun à une tendance de la poésie expérimentale des années 1970 qui se déploie dans la performance, la poésie sonore, ou « poésie action »[3]. Cependant cette destruction s’accompagne d’une recréation : les feuillets déchirés et découpés sont cousus, le livre massicoté, le spectateur assiste à la fabrication d’un objet livre, à l’existence éphémère. Davantage qu’une mise en congé, c’est donc à une reconsidération du medium livre que le poète invite, dans une lutte corporelle avec le livre et ses composants, une relation charnelle, physique à un objet présenté ici comme tel, et non comme medium transparent, visant, donc, en le mettant en action, à lui redonner corps.
La performance est à bien des égards programmatique, non d’une destruction pure et simple du livre en vue d’une sortie, mais d’une prise en considération renouvelée du médium, portée par la poésie expérimentale. Davantage qu’aux devenirs du support livresque (qui impliquent parfois son altération), c’est aux performances elles-mêmes que la présente communication entend s’intéresser, en ce qu’elles mettent souvent en évidence, par les gestes destructifs, un lien entre une encorporation du poème par la performance, et quelque chose de l’ordre de l’incorporation du livre. À l’instar de Julien Blaine, d’autres poètes d’action ont en effet mis en scène, et en action, l’objet-livre lors de performances biblioclastes. La bibliophagie compulsive de Joël Hubaut, dévorant – littéralement – des pages arrachées de livres lors de plusieurs performances[4], pour les mâcher, les malaxer, les recracher puis les avaler, et les dire dans le même temps, sera ainsi interrogée : la destruction symbolique relève d’une littérale incorporation, sorte, selon l’auteur, de « cut-up tripal… une appropriation par les boyaux[5] » de certains titres spécifiques. Du corps à corps, de la confrontation corporelle à la concrétion littérale ( par exemple chez Lucien Suel, qui lors d’une performance intitulée « poésie concrète », coule un recueil poétique dans le béton), du caviardage / dépeçage (chez le même Suel, les « poèmes express » procèdent de caviardages sur des pages arrachées à des volumes) à l’incorporation par mastication et ingestion, ces actions biblioclastes interrogent la physicalité du poème par la confrontation des mediums corporels et livresques.
[1] Julien Blaine in Blaine au MAC : un tri, Limoges : Al Dante, 2009, p.89
[2] Ibid. p.87
[3] L’expression apparaît au milieu des années 1960 sous la plume du poète sonore Bernard Heidsieck, venant qualifier une poésie qui trouve sa réalisation hors du livre, lors de sa performance publique : de sa mise en action.
[4] Par exemple à Galerie NRA de Paris, en 1979, il « dévore » quelques pages du Plaisir du texte de Roland Barthes. En 1980 c’est un livre d’Artaud qu’il ingère, pour la manifestation « Les mots de momo », sur invitation de Jean-Jacques Lebel à Strasbourg, et, en 1982, un livre de Rabelais lors d’une séance de la Revue Parlée au Centre Pompidou.
[5] Joël Hubaut, entretien par mail, décembre 2023.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Gaëlle Théval (5 octobre 2024). [Colloque] Biblioclasmes : destructions / créations. Poésies expérimentales, XX-XXI. Consulté le 22 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12fax